Primates, loups, fourmis et même pigeons… Les dirigeants peuvent tirer de nombreux enseignements des comportements des animaux.
Les innovations qui s’inspirent des sciences de la Terre sont nombreuses dans les domaines de l’énergie, de la chimie ou encore des nouvelles technologies. La nature a en effet toujours été un excellent terrain d’observation pour gagner en efficience. Pourtant, le monde de l’entreprise – ses leaders en particulier – reste assez imperméable au biomimétisme, en particulier lorsque le règne animal est en jeu. Il suffit de citer des noms d’animaux dans le cadre d’une formation destinée à des managers pour que les participants s’offusquent : « Suis-je comparé à un singe ? », « En quoi l’observation des fourmis peut-elle m’apprendre à diriger une équipe ? ».
La portée de l’inspiration éthologique, pourtant très puissante, se délite ainsi dans des pensées parasites. Le caractère effrayant de l’animalité est-il en cause ? Sans tomber dans l’anthropomorphisme, tout mène pourtant à penser que l’observation du monde animal pourrait servir de tremplin à davantage d’efficacité collective et à un meilleur leadership chez les humains. Alors que nous avons effectué un saut technologique unique dans l’histoire, la nature, dans son état brut et primaire, est un terrain d’observation privilégié pour apprendre à développer notre capacité d’adaptation, notre plasticité cérébrale et notre sens du collectif.
Prendre soin de ses pairs comme les primates
Les travaux du primatologue Frans de Waal offrent un autre regard sur la définition du primate alpha, qu’il soit mâle ou femelle. Perçu comme puissant et intimidant dans l’inconscient collectif, le singe atteint en réalité le sommet de la hiérarchie grâce à une capacité à mobiliser le groupe, à nouer des alliances et à prendre soin des autres. De Waal décrit l’animal comme influent, sachant négocier et mettre du liant au quotidien. On est donc loin du règne du plus fort… Chez les pigeons également, quand les leaders sont incompétents, ils perdent leur influence, sont rétrogradés dans la hiérarchie et remplacés par un nouveau chef plus apte à mener la troupe.
Les travaux de Frans de Waal font écho à ceux de Rémi Finkelstein, professeur en psychologie sociale, selon qui les attentes vis-à-vis d’un leader ont évolué ces quinze dernières années. Alors qu’auparavant, les collaborateurs étaient en demande de « virilité » et de courage, ils attendent aujourd’hui davantage de respect et de jeu collectif. Cela va dans le sens du concept de « servant leader », popularisé dans les années 1970 aux Etats-Unis par Robert K. Greenleaf. Ancien dirigeant des ressources humaines de l’entreprise américaine AT&T, il a développé le modèle d’un leader agissant au service de ses équipes, en opposition avec une conception égotique du pouvoir. Ce modèle n’est pas sans rappeler le fonctionnement des loups : les chefs de meute s’occupent des plus fragiles, prennent soin de leurs aînés et détiennent surtout la responsabilité sociale de maintenir l’harmonie dans le clan.
Agir de manière décentralisée comme les fourmis
Deborah Gordon, biologiste à l’université Stanford, spécialisée dans l’étude des fourmis, a mis en évidence à quel point leur observation peut être utile à la compréhension des comportements humains. Les fourmis s’organisent en effet de manière décentralisée, sans aucune directive hiérarchique et sans aucun plan préalable déterminé par une autorité suprême. C’est la somme de leurs interactions individuelles qui donne lieu à leur organisation collective. Les méthodes utilisées pour avertir les autres membres de la colonie de traces de nourriture, par exemple (prospection aléatoire du terrain, marquage du sol avec des phéromones…), sont si efficaces qu’elles ont été modélisées de manière informatique pour permettre à des robots de fouiller un immeuble en feu sans pilotage central, en s’appuyant uniquement sur les informations collectées par des machines autonomes.
De quoi favoriser un positionnement plus égalitaire dans nos organisations, où chacun trouverait une juste place et serait responsabilisé au sein d’un collectif doté d’une communication efficace. Les nouvelles formes d’évaluation des collaborateurs basées sur une communication bilatérale permanente s’inspirent d’ailleurs en partie de ce schéma. General Electric, Cargill, Netflix, Microsoft ou encore Adobe ont ainsi supprimé l’entretien annuel pour le remplacer par une évaluation quasi continue, sous la forme de feedbacks informels.
Sortir du cadre pour innover comme les macaques
Pascal Picq, paléoanthropologue, spécialiste des grands singes, relate une expérience menée dans les années 1950 sur l’île japonaise de Koshima. Une femelle macaque nommée Imo avait pris l’habitude de nettoyer des patates douces qu’elle recevait de la population locale, dans l’eau de la rivière toute proche. A l’occasion d’une promenade, elle découvrit qu’en les rinçant dans la mer, elles prenaient un merveilleux goût salé. Mais son clan imposait un respect de la hiérarchie : l’information ne pouvait se transmettre que de manière verticale, selon le lignage et non de manière horizontale. Elle choisit alors de ne confier sa trouvaille qu’à ses enfants, qui eux-mêmes l’enseignèrent aux leurs. Il a ainsi fallu plus de cinq générations pour que la pratique se généralise sur l’île. L’expérience d’Imo est inspirante pour nous amener à sortir du cadre, s’autoriser à casser les codes, tolérer l’erreur qui engendrera peut-être une innovation, de manière programmée ou par sérendipité. La souplesse hiérarchique est en cela un préalable à la créativité organisationnelle.
Développer la collaboration comme les chimpanzés
Chez les chimpanzés, l’échange de bons procédés est monnaie courante. La négociation interpersonnelle fait partie du quotidien. Si un singe trouve une noix, mais ne dispose d’aucun outil pour l’ouvrir, il va rechercher un partenaire qui en sera équipé et il partagera son gain une fois la coque cassée. L’action collective clanique est efficace et organisée. Chacun trouve un intérêt dans la collaboration. L’exemple est une fois de plus éclairant pour les leaders à la tête d’organisations dans lesquelles la coopération a du mal à se frayer un chemin.
Il est vrai que l’individu préfère souvent optimiser sa performance individuelle. Comme l’énonce Yves Morieux, directeur de l’Institute for Organization du Boston Consulting Group, coopérer dans nos organisations, « c’est prendre un risque, parce que nous sacrifions la protection ultime donnée par une performance individuelle pouvant être mesurée objectivement. C’est faire une grande différence avec la performance des autres, avec qui nous sommes comparés. » Tant que nos entreprises ne valoriseront pas le collectif plus largement que l’individuel, les membres du groupe ne prendront pas le risque d’une véritable collaboration.
L’instinctivité du règne animal est souvent perçue comme primaire et peu élaborée, transposée au leadership humain. Mais il semble chimérique de croire que, nous les humains, sommes aux commandes de nos propres décisions alors que nos biais cognitifs nous détournent constamment de notre libre arbitre et que plus de 90% de notre activité cérébrale est inconsciente. Dans notre univers de technologies et d’instantanéité, nous aurions donc tout à gagner à regarder de plus près les espèces qui, par nécessité vitale, ont développé une inventivité et des mécanismes d’entraînement du groupe.
Par Emmanuelle Joseph-Dailly.
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